Interviewer des créateurs comme Philip Sajet fait partie des objectifs fixés à la création de ce site. Pouvoir parler de ce métier avec une personne qui a pu observer son évolution sur plusieurs décennies et pouvoir transmettre ces informations à des novices ou à des visiteurs intéressés est très enrichissant. Pour conclure de bel entretien, Philip nous parle du milieu du bijou, de son amour pour l’art et de sa définition du talent.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


Sketch ‘Nail’ earrings, 2015
Croquis des boucles d’oreilles ‘Clou’, 2015.
Photo : © Beate Klockmann


Pouvez-vous citer des créateurs de bijoux dont vous aimez le travail?

Francesco Pavan, Giampaolo Babetto, Daniel Krüger, ma femme Beate Klockmann, Gerd Rothmann, Vera Siemund, Suzan Rezac et Karl Fritsch.

Avez-vous des artistes de référence?

Il y a trois grands artistes dans l’histoire du monde de l’art, à mes yeux : Michelangelo, Rembrandt et Picasso. Il y a aussi Fra Angelico, Giotto, toute la Renaissance italienne en fait. Et beaucoup d’autres…j’aime Raoul Dufy, Chaïm Soutine, Modigliani, etc.

En musique, j’aime Bach, Vivaldi, Frank Zappa et Bob Dylan. Il y a aussi beaucoup d’écrivains et de films, les frères Cohen, Quentin Tarantino, Simone de Beauvoir et j’en oublie.

Avez-vous des bijoux fétiches?

Non mais une fois, j’ai fait une pièce que j’ai tellement aimé que je dormais avec. C’était une longue balle réalisée en ambre sur le tour. C’est très difficile de mettre de l’ambre sur un tour. Ça casse très facilement. C’était un très beau bout d’ambre et je l’ai gardé avec moi. Je l’avais dans ma poche et je le mettais sous mon oreiller la nuit. Depuis, je l’ai vendu. C’était pour une exposition en Pologne. La personne qui l’a acheté voulait que ça devienne un pendentif alors j’ai fait un petit trou derrière avec un anneau. Sinon, je ne porte pas de bijou. J’ai également fait une paire de boucles d’oreilles avec des perles et des clous sous les perles mais ils ne se voient pas car ils sont marrons alors si quelqu’un les porte avec les cheveux marrons, on ne les voit pas, on voit deux perles et en se rapprochant, on voit les deux clous.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


‘Amber bullet’ pendant, 2013, Amber, gold.
Pendentif ‘Balle en ambre’, 2013, Ambre, or
Photo : © Beate Klockmann


Quelles sont les principales qualités pour faire votre métier?

Patience, dévouement et générosité.

Que conseilleriez-vous à un jeune bijoutier?

Tout le monde a un rêve. « Rêve » est un autre mot pour parler de « Talent ». Ce sont deux choses similaires. On parle de talent sans savoir ce que ça signifie réellement. Lorsqu’on demande la définition du talent à quelqu’un, personne ne sait vraiment quoi répondre. Ça me donne la possibilité de proposer une définition. Le talent est le rêve. Si quelqu’un a un rêve, il a un talent. Ensuite, il faut matérialiser ce rêve.

Le conseil que je donne à une personne qui a un talent, c’est de trouver un moyen de le matérialiser. On ne peut pas faire plus simple. Ça signifie également qu’il ne faut pas écouter ce que disent les autres, tu dois plutôt les forcer à écouter ce que tu as à dire! Un élève va souvent vers son prof pour lui demander ce qu’il faut faire mais ça devrait être l’inverse. Il faut accepter les choses comme elles viennent. On fonctionne sur trois niveaux. La première est la pensée, la plupart des gens fonctionnent ainsi et c’est dommage car la pensée doit servir les autres fonctions. Désormais, on met les autres fonctions au service de la pensée. Les autres fonctions sont les émotions et ce qu’on ressent dans son coeur. Le cerveau doit servir le coeur et les sentiments. On est en train de faire obéir le coeur aux pensées et c’est une erreur. Ça tue le talent!

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


Sketch ‘Sun’ ring.
Croquis de la bague ‘Soleil’.
Photo : © Beate Klockmann


Y a-t-il une pièce que vous auriez aimé créer à la place de quelqu’un d’autre?

Oui, il y en a une. Un jour, j’ai vu une photo d’une bague du XVII ème ou XVIII ème siècle, en provenance d’Inde. Il y avait un diamant brut comme une pyramide complètement aiguisé, pas très grande. J’ai vu cette bague et elle était en vente chez Inez Stodel à Amsterdam, il y a environ 15 ans. Elle coûtait 30 000 florins. Ça représente beaucoup d’argent, même encore aujourd’hui. Elle a été vendue en deux jours. Si j’avais eu l’argent, à l’époque, je l’aurais achetée, gardée pendant quelques années et je l’aurais revendue.

De plus, il y a aussi une femme équatorienne Ana Maria Borja qui a fait une bague. Elle voulait apprendre à faire de l’émail donc on en a discuté. Cette bague me plaît beaucoup, j’aurais voulu l’avoir. C’était sa première bague avec de l’émail. Techniquement, ce n’est pas magnifique mais c’est un paysage, on y voit le ciel, le soleil, les nuages, les montagnes, l’herbe et dessous, on voit la terre et un squelette. Je trouve tellement magnifique d’intégrer tout cela dans une bague. On a beaucoup discuté de sa conception donc je me sens vraiment en immersion dans cette bague. Je n’aurais jamais pu faire ce type de bague si Ana Maria n’était pas venue dans mon atelier et elle n’aurait pas non plus pu la faire si elle n’en avait pas discuté avec moi.

Bijou : Ana Maria Borja. Photo : © Philip Sajet. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com

Photo : Philip Sajet. Site L'Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


Ring by Ana Maria Borja, 2016, Silver, gold, enamel, citrine.
Bague d’Ana Maria Borja, 2016, Argent, or, émail, citrine
Photo : © Philip Sajet

Quel est votre plus grand défi dans ce métier?

En ce qui me concerne, ça devient de plus en plus facile. J’ai travaillé si longtemps et j’ai tellement simplifié ma technique que je n’ai plus vraiment de défi technique. Désormais, mon défi est de trouver l’énergie de faire de nouvelles pièces. C’est émotionnel, je trouve que je mets tout mon coeur dans la bijouterie, toute ma chaleur, mon dévouement, mon amour, mes émotions,  etc. Et, en général, les gens sont très froids. Il ne s’agit pas du public mais des gens de la profession qui me déçoivent parfois.

Il faut convaincre les gens que cette chose superficielle qu’est le bijou est quand même d’une infiniment grande importance.

À l’inverse, quelle est la chose la plus gratifiante dans ce métier?

On rencontre des gens et des amis qu’on n’imaginait pas avoir. Quand tu reçois une lettre du Japon ou de Chine et que tu participes à la constitution d’une collection ou que tu es invité à des workshops. Tu rentres dans ces pays et tu rencontres des gens qui font la même chose et il n’y a plus de différence culturelle. Ils ont la même façon de faire et c’est magnifique. C’est comme une infrastructure mondiale dans laquelle les gens dépassent les frontières entre les cultures, les âges, les genres, etc. On a trouvé un moyen de communication qui est extrêmement sympathique et émouvant.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


Sketch ‘Eclipse’ necklace.
Croquis du collier ‘Eclipse’
Photo : © Beate Klockmann


Vous avez commencé dans les années 1970, comment a évolué votre métier?

En 1976, il n’y avait que quelques galeries : à Munich (Galerie Cada), à Londres (Electrum), à Vienne (Inge Asenbaum) et à Amsterdam (Galerie Ra). Il n’y avait pas de musée, pas de sites internet, pas de revues spécialisées et maintenant il y en a partout. En 1987, l’intérêt pour l’univers du bijou a augmenté, des personnes ont commencé à écrire sur le sujet. En 1997, ça s’est développé avec Internet. En 2007, tout a explosé et il y a désormais beaucoup de galeries, de sites, etc.

Beaucoup de gens en font leur métier. Il y a des foires, des musées, des livres, etc. La première fois que j’ai entendu parler d’un livre publié sans qu’il y ait eu d’exposition, je n’ai pas compris l’intérêt. On fait une exposition et ensuite on fait un livre pour avoir un souvenir. Ensuite, les livres Lark sont apparus avec ‘1000 rings’, ‘500 necklaces’, etc. Ils ont enchaîné les impressions. Je me suis d’abord demandé à quel événement c’était lié alors que ça n’avait aucun lien avec une exposition. J’ai pensé qu’ils n’allaient jamais les vendre et maintenant, il y a plusieurs séries et elles sont publiées à nouveau.

Si tu lis ‘Man and his Ring’, mon histoire est que l’art est la nécessité de quelque chose qui ne l’est pas. Tous les objets que nous avons, les lunettes, les tricots, les chaises, etc sont des objets de design dont nous avons besoin et on en fabrique de très beaux. Quand tu fais un objet beau dont tu n’as pas besoin, une sculpture, une peinture ou un bijou, ça devient la nécessité d’un objet pas nécessaire. C’est totalement nécessaire. Quand je rentre dans une maison dans laquelle il n’y a pas de peinture, ça me rend tellement triste. Le bijou est désigné à tort comme un objet de design ou d’artisanat. On a besoin de l’artisanat pour le faire mais la nécessité de l’objet non nécessaire est de l’art. À ce moment-là, le bijou est un objet d’art et on devrait le considérer comme tel.

J’ai toujours pensé que j’étais ‘juste’ un bijoutier contemporain. Maintenant que les choses se développent comme elles le font dans le monde, je commence vraiment à penser que c’est crucial. L’art démontre les possibilités dont l’être humain dispose. On est en train de détruire tout ça. Il est sérieusement important de le défendre.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


‘Tube’ ring, 2008, Rozequartz, gold, diamond, enamel, gold.
Bague ‘Tube’, 2008, Quartz rose, or, diamant, émail, or.
Photo : © Beate Klockmann


Quels sont vos projets?

Je travaille sur un projet de bijoux qui est encore confidentiel. Je peux seulement dire qu’il s’agit de serpents. C’est assez kitsch mais je pense qu’il est très important de faire des types de bijoux qu’en principe, on n’aime pas vraiment. On doit resté ouvert.

En dehors de ça, je n’ai pas vraiment d’autre projet. J’ai beaucoup travaillé la rouille, sous forme de bagues, ainsi que des répliques de diamants.

Avez-vous envie de réaliser un bijou que vous n’avez pas encore fait?

J’aimerais beaucoup avoir un kilo d’or! Si je pouvais jouer avec l’or de cette façon, ça me plairait! On fait toujours si attention avec l’or.

Si vous pouviez choisir la prochaine personne interviewée, qui serait-elle?

Les réponses de Karl Fritsch m’étonnent toujours, il réussit à trouver une réponse à laquelle on ne s’attend pas. Il y a aussi Babetto, Pavan et le maître absolu de la technique : Giovanni Corvaja.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


‘La Campagne 4’, 2012, Aquamarin, amethyst. jade, rubies, gold, agate.
‘La Campagne 4’, 2012, Aigue-marine, améthyste, jade, rubis, agathe
Photo : © Beate Klockmann

 

Merci Philip!

Pour retrouver Philip :
Site : www.philipsajet.com

Photos : © Beate Klockmann, © Site ‘Kunsthandel Inez Stodel Vof’ et © Philip Sajet . Couverture / Cover : Philip Sajet’s hands, 2013 © Beate Klockmann .
Photographies des bijoux de Philip Sajet fournies par Philip Sajet et publiées avec son autorisation. Contenu publié et rédigé par L’Envers du Décor : www.lenvers-du-decor.com