Philip Sajet est un bijoutier contemporain hollandais installé dans le Sud de la France. Philip est un créateur confirmé et il est devenu une référence pour les amateurs de bijou contemporain depuis de nombreuses années. Il tend à un certain minimalisme : lignes tendues, recherche de volume et une palette de couleurs et de matières très réduite. Son travail est un vrai questionnement sur le statut du bijou chez l’Homme et dans les arts.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots?

Je m’appelle Philip Sajet et je fais de la bijouterie, une activité qu’on pourrait qualifier de très superficielle et vaine!

Je veux tout comprendre, je suis très curieux de tout ce qu’il se passe dans le monde : la nature, la politique, l’art, etc. J’aime aller au bout des choses et j’ai toujours été très étonné de mon attirance pour les choses superficielles comme la beauté, etc.

Réunir ces deux contradictions m’a pris beaucoup de temps, ça a généré beaucoup de confusion chez moi. Un jour, j’ai découvert l’écriture japonaise qui comporte trois types de signes différents. L’ensemble forme un langage. J’ai alors compris qu’on pouvait concilier les oppositions. J’ai compris que la superficialité est la première et la dernière étape de la profondeur. Sans la superficialité, on n’est rien. C’est une très grande part du rapport au corps.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com

Philip Sajet

Comment définiriez-vous votre univers de création?

La réponse est si vaste.

Je pense qu’il y a cette intelligence universelle qui façonne le microcosme et le macrocosme. Si on essaie de comprendre le monde seulement selon la théorie de Darwin, ça ne marche pas. Je fais partie de l’univers, c’est tout. Je pense que je crée parce que créer est l’essentiel dans la vie.

Lorsque j’imagine la chose la plus belle possible, j’imagine un jardin dans le ciel avec des arbres, des oiseaux, de l’herbe et des nuages fait en or blanc, en platine, en diamants, etc. Je m’imagine déambuler dans un paradis de la joaillerie. Mon univers est basé là-dessus.

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


‘The High Byzantine ring’, 1987, Rock crystal, beads, gold. /
‘Bague byzantine haute’, 1987, Cristal de roche, perles, or.


Quel a été votre parcours? Comment vous êtes-vous lancé dans la bijouterie?

Je suis allé dans une école pour devenir travailleur social. J’ai également travaillé dans une prison pendant un temps mais j’ai été licencié. J’avais 26 ans et je n’avais pas envie de faire ça.

J’ai commencé très tard la bijouterie, à 24 ans. Je faisais de petites sculptures sur lesquelles je travaillais pendant des heures et j’avais l’impression que cinq minutes s’étaient écoulées. C’est la première fois que je ne voyais pas le temps passer. J’ai toujours pensé que je n’avais pas de talent.  J’ai réalisé très tard que, quand même, il y avait quelque chose.

J’ai commencé la bijouterie en 1977. À l’école, j’étais toujours le seul qui arrivait à 9h et qui repartait à 17h. J’ai quitté mon école en 1981. En 1985, mon travail n’était pas accepté, je faisais des choses très différentes car je m’ennuyais vite, ce n’était pas consistant. La galerie Ra de Paul Derrez ne s’intéressait pas vraiment à mon travail. À l’époque, cette galerie représentait l’ensemble de l’univers de la bijouterie contemporaine avec Cada à Munich et Electrum à Londres. Il n’y avait presque rien à l’époque. Aujourd’hui, c’est un monde complètement actif et turbulent.

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‘Big black marquise ring’, 2013, Niello on silver, gold /
‘Grande bague marquise noire’, 2013, Niello sur argent, or

Je n’avais pas la conviction d’avoir du talent mais le fait de ne pas voir le temps passer était incroyable. C’était une forme de paradis, je n’étais plus angoissé par le temps. J’ai décidé deux choses à ce moment-là. Je devais gagner ma vie et je voulais savoir si c’était mon travail qui ne marchait pas ou si c’était quelque chose dans le système qui ne fonctionnait pas.

J’ai commencé à falsifier des pièces de monnaie grecque, romaine et hollandaise. Je les coupais, je faisais des incisions, j’utilisais des malles de fer pour faire des estampes. Je suis allé à la banque avec ces pièces et je leur ai demandé ce qu’ils en pensaient sans préciser qu’il s’agissait d’une pièce de monnaie hollandaise de 1532. Ils ont dit que c’était une variation très intéressante qu’ils ne connaissaient pas. Ils ont voulu l’acheter pour 250 florins soit 1/5ème de sa valeur. Je leur ai laissé sans problème à ce prix car je pouvais en taper 5 par jour. Ils l’ont achetée, c’était ma deuxième vente et elle a eu lieu en 1985. La première était celle d’un pendentif réalisé à la sortie de mon école.

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‘Small black ring’: 2013, Niello on silver, gold. /
‘Petite bague noire’, 2013, Niello sur argent, or


Comment a évolué votre carrière?

Après cet événement à la banque, je me suis dit que j’allais travailler avec des pièces de monnaie en argent ou en or. Mais, j’ai été contacté par Louise Smit qui ouvrait une galerie. Elle voulait que je fasse une exposition personnelle en 1986. Elle est venue dans mon atelier et j’avais justement deux pièces : un bracelet noir et une broche en jade. Elle les a voulues et m’a dit qu’on pouvait faire une exposition cinq mois plus tard. Durant les trois mois suivants, j’ai été incapable de travailler, j’étais bloqué. Je pouvais uniquement peindre. J’ai donc fait des gouaches sur du papier de riz très fin. La galeriste et son mari sont revenus et j’ai pensé que l’aventure était terminée. Louise et Robert m’ont dit que c’était magnifique. Ils voulaient mettre deux vitrines au milieu de l’espace et remplir les murs de mes gouaches. J’avais encore deux mois avant l’exposition. Pendant cette période, j’ai travaillé car je ne voulais pas uniquement montrer des gouaches. J’ai réalisé 21 pièces. Ça a très bien marché, je n’ai pas beaucoup vendu mais il y a eu de nombreuses réactions. Les journalistes étaient présents, j’étais très content.

Cette exposition a très bien marché tout comme les suivantes, jusqu’en 2003. J’ai ensuite senti que les gens étaient moins intéressés par mon travail. De 1986 à 2003, mon travail a suscité beaucoup de réactions. Je faisais des expositions et je sentais que le public appréciait mon travail. Les gens s’extasiaient devant toutes mes pièces y compris celles que je trouvais faibles. C’était assez dangereux. J’ai réalisé que ces mêmes personnes pourraient un jour trouver, à l’inverse, que tout était mauvais même les belles pièces.

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‘The Gradient’, 2015, River pebbles, gold. /
‘Gradient’, 2015, Galets de rivière, or

J’étais préparé à cette débâcle et c’est arrivé entre 2003 et 2008, une période durant laquelle j’ai été renié. Je m’en suis sorti car j’ai continué à travailler, à faire des pièces et des expositions. J’ai continué à vendre et je me suis aperçu que durant ces années, j’ai eu certaines capacités car sinon, je n’aurais pas survécu.

Je trouve que j’ai un talent limité mais celui que j’ai, je l’utilise au maximum. Je me sens parfois comme une 2 CV qui fait un grand parcours mais je vois parfois des personnes qui sont des Maserati qui vont jusqu’au supermarché du coin et ça s’arrête là!

Beaucoup de choses ont influencé mon travail et ma vie. Miles Davis a dit « in the end, there’s only work, work and work » (en fin de compte, il n’y a que le travail, le travail et le travail) et Nijinski a demandé à ce que soit inscrit sur sa tombe ‘He used his talent to the maximum’ (Il a exploité son talent au maximum).  Picasso disait que lorsqu’il voulait peindre du rouge, il utilisait du bleu. Ce sont ces citations qui m’ont soutenues. Miro se levait à 5h du matin pour marcher sur la plage avant de travailler. Je pense à ça quand je suis encore en train de dormir à 8h du matin.

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‘Shells’, 2009, Niello on silver, gold. /
‘Coquillages’, 2009, Niello sur argent, or


Vous avez commencé par la sculpture, comment en êtes-vous arrivé à la bijouterie?

Je suis entré dans une école d’art et c’était plus facile via les cours du soir et le département de bijoux.

Je suis donc entré au département de bijouterie uniquement par pragmatisme. Ensuite, la magie de la bijouterie, du feu et du métal ont opéré.

J’ai commencé à penser au statut de l’homme qui travaillait le feu et le métal dans les villages. Il vivait en dehors de la société tout en étant la personne la plus importante. C’est un peu comme ça que mon fantasme du prêtre qui vit en dehors du village et qui guérit les gens est né. Dans mon imagination profonde, c’est peut être parce que mon père était médecin tout comme mon grand-père. J’ai toujours beaucoup aimé prendre soin des plantes et des animaux. Je me demande pourquoi les gens veulent avoir mes pièces et je pense que ces idées sont véhiculées par les pièces. Les personnes sentent que ce n’est pas seulement un luxe, ça devient une nécessité.

On ne fait pas les choses pour une seule raison mais pour plusieurs. Ces différentes raisons apparaissent et, à un moment, ça devient si nécessaire qu’on le fait.

Mon grand-père Abraham Toper était également bijoutier, à Paris. Ma mère me disait qu’il avait son petit atelier-boutique avec le chien devant la porte. Un jour, en 1983-1984, j’étais en train de travailler dans mon atelier, la porte était ouverte et mon chien était allongé devant la porte et je me suis demandé pourquoi cette situation me disait quelque chose. Je me suis rappelé de cette histoire racontée par ma mère. J’ai reproduit la situation. Son père était le seul homme dont elle pouvait parler avec un amour inconditionnel. Je pense que j’ai en grande partie choisi de faire de la bijouterie pour cette raison.

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‘Black pearl ring’, 2016, Blackpearl, rock crystal. /
‘Bague perle noire’, 2016, Perle noire, cristal de roche


Comment fonctionne votre processus de création?

La création d’une nouvelle pièce vient de façon automatique. Je n’ai pas besoin de trouver beaucoup de nouvelles idées. Désormais, je peux refaire des modèles, les perfectionner, changer des détails, etc. Si tu me demandes comment j’ai eu l’idée de tel modèle, je pourrais te l’expliquer mais il est difficile de décrire un fonctionnement type.

Je regarde, par exemple, un nuage dans le ciel et je transforme cette image en bijou. Je projette tout dans des formes géométriques. Les colliers sont des cercles. Donc, si je vois une situation, je vais la mettre dans un cercle pour voir si ça peut devenir un collier. Le collier est un cercle à plat en deux dimensions, la bague est sculpturale et ronde avec un élément au dessus. Elle reste debout et elle est en trois dimensions. Les boucles d’oreilles sont par deux et elles pendent. Les 3 bijoux sont très différents et m’intéressent. Je ne comprends pas bien l’utilité du bracelet et de la broche donc je ne m’en préoccupe pas.

Le cercle me fascine particulièrement. Les boucles d’oreilles m’amusent, c’est un peu comme un amuse-gueule! Par contre, la bague et le collier me plaisent différemment. Ça a commencé avec les Égyptiens, les Byzantins, les Juifs, les Grecs, les Étrusques, l’Église, etc. La bague avait beaucoup d’importance, un symbole de pouvoir et d’autorité.

J’ai écrit un texte « Man and his ring » que j’ai publié sur facebook. Voici le lien vers le texte : ‘Man and his Ring’ by Philip Sajet

La vie est naturellement un cercle, on commence sa vie à un endroit, on reste au niveau superficiel puis on commence à comprendre des choses avec le temps. Des passions, des amours, des affections que j’ai eu enfant, je réussis à les cristalliser aujourd’hui. J’ai 63 ans, désormais et j’ai réussi à donner un sens à ma vie.

‘Man and his ring’ est une cristallisation autour de ce qu’est le bijou, ce qu’est l’art, de 30 ans de travail que j’ai résumé en 12 minutes et que personne ne veut lire, je trouve ça très amusant.

Pour lire la suite : Philip Sajet – 2/3 Savoir-faire

Photo : © Beate Klockmann. SIte L’Envers du Décor www.lenvers-du-decor.com


‘A crumbled necklace with beautiful paper’, 2013, Japanese paper, gold.
‘Un collier froissé avec un magnifique papier’, 2013, Papier japonais, or.

 

Photos : © Beate Klockmann. Légende couverture : ‘Agathe glue ring’, Philip Sajet, 2015, Agathe, glue.Bague agathe collée, Philip Sajet, 2015, Agathe, colle.
Photographies des bijoux de Philip Sajet fournies par Philip Sajet et publiées avec son autorisation.